Colombie: contre leur Eglise, l'enquête de deux fidèles sur un réseau pédophile
Elles enquêtaient à la demande de leur évêque et ce qu'elles ont découvert a dépassé leur "imagination". En Colombie, deux fidèles ont mis au jour un réseau pédophile au sein de l'Eglise, impliquant une quarantaine de prêtres et ayant fait au moins 20 victimes.
A Villavicencio, cité d'un demi-million d'habitants à 120 km au sud-est de Bogota, la cathédrale trône au milieu de la place centrale, comme dans toutes les villes de ce pays très majoritairement catholique.
En mars 2019, le pape François, qui a fait de la lutte contre le fléau des agressions sexuelles sa priorité, charge l'évêque de Villavicencio, Oscar Urbina, d'enquêter sur de possibles abus sexuels commis dans son diocèse.
Le prélat s'appuie sur deux de ses fidèles de Villavivencio, Olga Cristancho, 68 ans, et Socorro Martinez, 59 ans. La première est une ex-procureure chevronnée, qui a démasqué le plus grand prédateur sexuel de mineurs connu de Colombie, l'autre est une fonctionnaire retraitée du bureau du procureur général.
Mais rapidement, les deux femmes soupçonnent Mgr Urbina de vouloir couvrir les auteurs présumés. Elles prennent leurs distances et décident de mener leurs propres investigations.
Deux ans plus tard, elles ont accepté de s’exprimer publiquement auprès de l'AFP.
"Nous étions une épine dans leur pied", raconte Olga Cristancho. "Ils ont compris que (même en étant catholiques) nous n'étions pas de leur côté", ajoute-t-elle.
Malgré les interférences répétées de l'évêque, les deux femmes commencent à rassembler des "preuves". Une victime leur raconte comment les prêtres l'ont manipulé à 15 ans pour assouvir leurs pulsions.
Les religieux usaient de mots de passe, détaille Mme Cristancho. "Un prêtre disait à un autre +là, je t'envoie un gamin avec un CD+", ce qui en réalité signifiait qu'il lui envoyait une victime à abuser".
- "Leur ennemie" -
"De nombreux éléments permettent de penser qu'ils voulaient que tout cela passe inaperçu", renchérit Socorro Martinez, qui évite désormais d'aller à la messe, mais "prie le chapelet tous les jours".
Une fois "informée", "l'Eglise s'est rendue compte de l'extrême gravité de ces évènements, elle a fait le ménage", accuse l'ex-pénaliste, qui regrette d'être considérée comme "leur ennemie parce que j'ai révélé ces informations".
En 2021, les deux femmes ont envoyé au Vatican un document contenant leurs conclusions.
Leur travail a servi de base à un livre publié la même année par le journaliste colombien Juan Pablo Barrientos, qui a révélé le scandale et que les autorités ecclésiastiques ont tenté, sans succès, de censurer.
M. Barrientos y approfondit les découvertes des deux limiers. Résultat : 229 pages de témoignages et d'éléments impliquant 38 prêtres pour abus sexuels et viols sur mineurs.
L'Église a discrètement écarté 20 de ces religieux. Deux autres sont en prison condamnés pour des abus sur un ancien enfant de chœur, alors âgé de 13 ans.
"Il appartiendra aux tribunaux, tant civils que canoniques, de rendre leur verdict", a déclaré à l'AFP le père William Prieto, du diocèse de Villavicencio, dans l'unique commentaire des autorités catholiques sur cette affaire.
La justice colombienne a ouvert une enquête et fin janvier les deux femmes ont témoigné devant le procureur. Sollicité par l'AFP, ce dernier s'est refusé à tout commentaire.
Enfant, Miguel (un nom d'emprunt) avait l'habitude de passer ses vacances en famille à Villavicencio. Ses parents aimaient qu'il rende visite à son oncle prêtre au presbytère.
C'est là qu'un séminariste lui imposait des fellations, explique-t-il à l'AFP à Bogota. "Il a su gagner la confiance (...) de ma famille et je suis me retrouvé dans le lit d'un inconnu", témoigne-t-il, visage dissimulé.
Etudiant en droit, il prend conscience des violences qu'il a subies. "Je voulais me suicider, je me sentais sale", confie le jeune homme de 26 ans qui souffre de dépression. Le diocèse n'a jamais donné suite à sa dénonciation.
L'AFP a tenté à plusieurs reprises de contacter Mgr Urbina, en vain.
Des prêtres cités ont engagé sept actions en justice pour faire retirer des librairies le livre de M. Barrientos, sans résultat. "Ils n'admettent rien, ils nient tout", fustige le journaliste, qui constate : "il n'y a pas de justice, pas de vérité, pas de réparation".
S.Esposito--LDdC